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Bande dessinée et littérature

Bande dessinée et littérature

« La bande dessinée, ce n’est pas l’art du dessin, mais l’art de la mise en scène » Joann Sfar

Renouant avec les principes de l'écriture imitative, qui est au cœur des programmes de français, l'adaptation d'œuvres littéraires en BD suppose une volonté de diffusion du texte source aussi bien qu'un rapport affectif du créateur à celui-ci. Autant de facteurs qui conduisent l'auteur à imprimer sa propre inflexion à l'œuvre originale. À travers l'étude de plusieurs adaptations en bande dessinée, nous vous proposons d'étudier diverses solutions mises en œuvre et, ce faisant, de mettre en lumière certains procédés d'écriture parmi les plus caractéristiques du neuvième art.

À travers l'étude de trois adaptations en bande dessinée, nous vous proposons d'apprécier diverses solutions mises en œuvre et, ce faisant, de mettre en lumière certains procédés d'écriture parmi les plus caractéristiques du neuvième art.

Dossier initialement publié dans le numéro 36 des Mots du Cercle, septembre-octobre 2008.

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Au sommaire

Le Petit Prince : Saint-Exupéry adapté par Joann Sfar

« Car je n’aime pas qu’on lise mon livre à la légère. » (Saint-Exupéry) « C’est la mélancolie de l’enfance. » (Sfar)

Saint-Exupéry, Le Petit Prince

Sfar, Le Petit Prince

Sfar, Le Petit Prince, p. 8

Planche 8 de la bande dessinée (J. Sfar, collection Fétiche, Gallimard Jeunesse) à comparer avec la p. 18 du roman d’A. de Saint-Exupéry (Folio). Télécharger les planches et les exercices en PDF.

On ne présente plus Le Petit Prince, l’un des ouvrages pour la jeunesse les plus célèbres du monde. Dès sa parution, l’ouvrage de Saint-Exupéry était conçu pour être illustré, peut-être justement parce que l’image est un un instrument de communication idéal entre enfants et adultes. L’adaptation en bande dessinée de Joann Sfar va plus loin, en étendant à tout le texte ce qui n’était qu’une ébauche graphique dans l’œuvre originale. Une façon pour l’auteur de prolonger aussi l’histoire et l’héritage de ce texte, en tentant de préserver le délicat équilibre entre le merveilleux du conte et le lyrisme de l’autobiographie.

« L’art de la mise en scène » (Sfar)

Comme le souligne le créateur, l’écriture de la bande dessinée relève du théâtre. En effet il lui faut, en partant de quelques lignes de texte composer des groupes d’images ou « planches ». Difficulté supplémentaire : il doit choisir un rythme. Les planches du Petit Prince ont toutes la même architecture : six cases de format carré, des cadres immuables qui forment contrainte. La mise en scène vient alors de la manière d’emplir ces cases. On s’aperçoit très vite que pour pallier l’immobilité du dialogue dans le désert, Sfar joue par exemple sur les angles de vue (plongée pour la Case 1, contre-plongée pour la Case 3), ou sur les couleurs avec ce bref passage au jaune (C2) après des tons bleus pour les cinq autres. Mais l’essentiel du travail de variation au sein du cadre des vignettes porte sur les métamorphoses du ciel. D’un ciel voilé (C5) on passe à un ciel clair (C6), d’un ciel nocturne réaliste on passe en C2, C3, et C4 à un ciel qui laisse place à l’imaginaire (ombres inquiétantes, C2, fantômes fantastiques, C4). On est bien dans l’univers merveilleux du conte, puisque ces cieux changeants ne peuvent marquer le passage du temps : la séquence ne dure que quelques instants, le temps d’un échange de paroles. « Ne presque pas changer le texte de Saint-Exupéry » (SFAR)

Si ce travail sur le ciel constitue un espace de liberté, il est une contrainte formelle que Sfar a voulu s’imposer : celle du respect du texte, auquel il est lié affectivement. Seul est possible alors un découpage de celui-ci, une diffusion sur la planche, afin de lui donner son étendue et sa résonance. Les modifications apportées sont donc minimes (en C1 en particulier, où le « Je fus stupéfait d’entendre » est retranscrit en « C’est la première fois qu’on comprenait mon dessin » dans la bulle supérieure, qui renvoie à la voix du narrateur). Et à peu de choses près, Sfar a choisi d’attribuer à chaque ligne de texte une vignette spécifique (pour la planche 8 en tout cas).

« Faire durer les choses » (Sfar)

Le temps de la narration est distendu. Chaque phrase est associée à une image et se reflète en elle. On peut ainsi se livrer à une étude minutieuse des intentions picturales, pour chacune des phrases du texte. La première vignette traduit le regard du narrateur penché à la fois sur le dessin et sur l’enfant, guettant le résultat de son dessin. La deuxième case est liée à la première par l’effet que produit la réaction du Petit Prince sur le décor : son refus tout d’abord, mais aussi la dangerosité du boa et la surprise de Saint-Exupéry sont figurés par des masses (géants, montagnes) qui les dominent sur un fond orange relativement menaçant, menace accentuée par la monochromie des deux personnages. Par souci de continuité, la troisième case reprend l’architecture de la précédente, en revenant cependant à ces couleurs naturalistes. C’est l’explication de l’enfant, accompagnée par un geste de l’auteur, rayant peut-être son précédent dessin. Les vignettes 4 et 5 suggèrent un éloignement qui dynamise la scène et évoquent la seconde tentative, suivie dans la vignette 6 de la déception (yeux mi-clos, tourbillons noirs qui renvoient traditionnellement à la confusion) de l’auteur après un nouveau refus. Cette décomposition du texte est relayée par la décomposition des mouvements de l’enfant autour du dessinateur, comme si celui-ci satisfaisait chaque fois un peu plus sa demande. Ce ralentissement du rythme donne donc toute son importance au texte et à son effet sur l’image, mais aussi au décor.

Le décor

Dans chacune des cases, il est remarquable que le paysage devienne vivant par le jeu des mouvements graphiques mais aussi des ondulations, des métamorphoses et des couleurs (ciel et désert occupent une place très importante). Il réagit en harmonie avec les personnages et devient alors un personnage à part entière. Si dans le conte les personnages sont souvent ramenés à un trait caractéristique (le prince, l’aviateur), on doit aussi noter que les lieux jouent bien souvent un rôle actif dans le texte : forêt du danger et des défis, châteaux symboles de récompense. Ici, le ciel et la lune portent cette valeur symbolique et poétique puisque certains détails demeurent difficilement interprétables, comme par exemple la silhouette de la 4e vignette.

Les personnages, le narrateur. Fidélités et infidélités

Les choix graphiques de l’auteur de bande dessinée sont souvent révélateurs d’une intention bien précise, d’une lecture personnelle du texte. Dans le passage qui nous préoccupe, on peut remarquer deux différences de taille entre la bande dessinée et le conte. Tout d’abord, Sfar décide de faire apparaître le narrateur dans le dessin. Il aurait été impossible de conduire tout l’album sans la présence physique de Saint-Exupéry, mais la narration à la première personne et les dessins de l’aviateur lui-même dans son conte semblaient à première vue exclure ce regard omniscient. Or cet élément conduit à une deuxième différence. Nulle part on ne voit les moutons que Saint-Exupéry dessine sur sa feuille alors qu’ils sont reproduits dans le conte et qu’il s’en dégage un séduisant effet comique. Comment expliquer ce choix ? D’abord sans doute pour éviter la redite. En effet, on voit dans la C1 une reproduction du fameux éléphant dans un boa, également représenté dans le texte original. Inutile donc de poursuivre. Mais c’est certainement aussi pour Sfar un moyen de mettre l’accent sur un autre aspect du conte : en gommant l’effet d’autodérision, il renforce la dimension mélancolique du texte, que l’on retrouvera exprimée notamment par les larmes des personnages dans les planches suivantes. Enfin, on peut comprendre cette absence par la volonté de renverser la perspective : on ne voit plus par les yeux du narrateur mais à distance du couple que forment l’homme et l’enfant. On assiste alors au spectacle d’une relation tendre et charnelle, puisque dès la C2, les deux personnages se touchent comme un père et son fils. Ce dernier aspect est, de l’aveu du dessinateur lui-même, une composante du récit importante à ses yeux. Le regard démesuré du Petit Prince vu par Sfar accentue l’émotion du personnage et nourrit le texte d’une sensibilité nouvelle. Sfar s’approprie donc véritablement le texte et parvient à lui donner un écho personnel.

Le Roman de Renart : la satire médiévale animalière

« Me voilà bien attrapé, moi le grand attrapeur des autres. » (Renart)

Le Roman de Renart

Heitz, Le Roman De Renart

Heitz, Le Roman de Renart, p. 34

Planche 34 de la bande dessinée (B. Heitz, collection Fétiche, Gallimard Jeunesse, tome II) à comparer avec les pp. 158-159 du roman (La bibliothèque Gallimard). Télécharger les planches et les exercices en PDF.

Hommes et bêtes

Le Roman de Renart est une œuvre satirique médiévale qui s’inscrit dans la longue tradition des bestiaires anthropomorphes. B. Heitz, dans sa représentation des deux personnages en conflit, souligne leur humanité et demeure en cela graphiquement fidèle à l’œuvre. En effet, renard et loup sont vêtus et même armés. Leurs vêtements, en plus d’indiquer leur nature et leur milieu social, rappellent le conflit entre les deux animaux comme le soulignent les couleurs symétriquement inversées du pelage et du vêtement des deux animaux en C7 et C8. D’autre part, les deux personnages parlent et sont porteurs de traits de caractères topiques : la ruse pour Renart, la force brute pour Ysengrin, comme le montrent les crocs proéminents (C2, C8) et sa salive (C8). Enfin, dernier trait d’anthropomorphisme, leurs attitudes et postures se rapportent d’avantage aux hommes qu’aux bêtes : en C2 et C4, les pattes du loup renvoient à des mains, de la même façon que celles de Renart lui servent à expliquer (C6) ou à prier (C7). Le geste est à l’appui du discours.

Farce

B. Heitz met l’accent sur la gestuelle des deux personnages. La scène est de ce fait théâtralisée. On peut également observer l’abondance du dialogue : les bulles sont non seulement présentes dans chacune des vignettes de la page, mais elles occupent bien souvent aussi la moitié de la vignette, voire (en C6) plus de place que l’image. On rejoint donc ici le genre de la farce, confirmé par le statisme des deux personnages. Pour pallier les difficultés que posent graphiquement ces séquences statiques, le dessinateur a choisi de varier constamment les angles de vue sur ses personnages. Ainsi le loup est représenté en gros plan de profil (C2), en plan d’ensemble (C3) et en plan américain (C4), puis à nouveau en gros plan (C8), à chaque fois de trois quarts (C4). L’auteur alterne également la plongée (C1, 4, 6 et 7) et la contre-plongée (C3, 8 et 9). Si le mouvement ne provient pas des personnages, les points de vue changeants contribuent donc à dynamiser la séquence. Enfin, la farce apparaît au travers d’autres éléments caractéristiques : les mimiques parodiques du renard, son discours emphatique (« un lieu de délices, C4, « la vallée de misère » C6) et le fait qu’il joue un rôle (« Je suis trépassé », C4).

Force de persuasion

Si le renard est physiquement immobilisé, c’est uniquement grâce à ses mots et sa ruse qu’il pourra sortir du puits. Il va donc user d’une subtile argumentation, qui ne saurait être trop explicite afin de ne pas éveiller les soupçons d’un loup déjà méfiant (C2 et C5 : on peut d’ailleurs remarquer en C2 le jeu du dessinateur avec les cadres, qui indique bien la colère d’un loup échaudé). Le dialogue se présente d’abord comme un duel. La position au fond du puits est nettement défavorable, mais le renard prend peu à peu verbalement le dessus sur le loup : il prononce plus de répliques (six bulles pour le renard contre trois pour le loup) et suscite les questions du loup, comme le souligne la bulle de C3 qui contient un seul et unique point d’interrogation.

Équilibres

On voit d’ailleurs bien le déséquilibre entre la force - supposée – du loup, sa supériorité apparente (il apparaît dans six cases sur neuf, il est hors du puits et libre de ses mouvements) et l’éloquence du renard qui produit six bulles (contre trois pour le loup). Le renard est bien le maître de la parole, comme le dessin le souligne nettement.

La mort

L’argument du renard est dès l’origine fallacieux. Il fait croire au loup qu’il est mort, abusant de sa crédulité par cette ruse grossière. Il suffit de deux vignettes au loup pour passer de la colère à la conviction que le renard est « feu renart ». La naïveté du loup est liée à son imagination, comme le montre B. Heitz (C4 et C9) : le loup croit ce qu’on lui dit parce qu’il le visualise immédiatement. En ce sens, ses désirs prennent le pas sur une réalité pourtant évidente (« je n’en suis pas autrement fâché », C5). Contrairement à ce qu’il affirme, le goupil est un être pragmatique, qui parvient à trouver des solutions pour assurer sa survie. C’est ce que révèlent ses aventures les unes après les autres. Le loup, persuadé qu’il a affaire à un homme mort, oublie le danger qu’il représente pour lui et surtout la supériorité qu’il a sur Renart : comment se comparer à un être qui n’est plus ? Le goupil a parfaitement réussi à contourner la difficulté qui était la sienne.

Ombre et lumière

La supériorité du renard est marquée, on l’a vu, par sa prédominance verbale. Il est passé maître dans l’art de la tromperie et de l’illusion. Il est donc bien en cela un être théâtral. Cette supériorité est accentuée par les jeux de lumière à l’œuvre dans la scène. En effet, celle-ci a beau se dérouler la nuit, moment privilégié du spectacle, le renard semble irradier de lumière bien qu’il se trouve dans un puits. On peut y voir symboliquement sa capacité à supplanter le loup par son intelligence ainsi que son habileté à produire de la vérité, et ironiquement son goût pour le mensonge et le travestissement.

Antithèses

Ces oppositions entre ombre et lumière, qui accentuent le rapport de force entre les deux bêtes, trouve des échos multiples dans la séquence : oppositions entre le haut (le cloître et la liberté) et le bas (le puits et l’enfermement), entre un dominant et un dominé. À celles-ci s’ajoutent les nombreuses antithèses du discours du renard :
« autrefois/aujourd’hui » (C3), « tiré/embourbé » (C4), « lieu de délices/vallée de misère » (C4 et C6), « d’un côté/de l’autre » (C9).

Satire de la religion

Le discours du renard est fortement marqué par le champ lexical de la religion. En effet, il prétend être passé de vie à trépas et avoir eu accès au paradis, au « lieu de délices ». Mais tout dans son discours emphatique contredit cela et en fait une satire de la foi crédule du loup et des hommes : le renard ment, comportement diabolique s’il en est. Il détourne une prière (C7) pour la ridiculiser et il compare sa situation sous terre (ce que soulignent les contre-plongées en C1 et C6) au paradis. Qui plus est, le renard emploie sans scrupule dans un cloître le nom de Dieu (C4 et 6) pour le manipuler à son gré. Tradition de la farce, les aspects les plus sacrés de la société (les pouvoirs du clergé et de la noblesse) sont tournés en dérision. L’inversion des registres sacré et comique provoque ici un effet burlesque, renforcé par l’antiphrase «m’a tiré de la vallée … où j’étais embourbé », qui ne peut manquer de faire sourire au vu de la position du renard. Dans ce jeu pour sa vie, le renard se sert de la mort et des croyances afférentes pour refuser la sienne. Les ruses du goupil sont un hymne à l’inventivité et à l’énergie vitale.

Prolongement

Observer des enluminures médiévales illustrant la même séquence. La BNF propose une étude sur le bestiaire médiéval, en particulier sur Le Roman de Renart. L’exposition virtuelle "La BD avant la BD" offre une réflexion sur l’imagerie narrative au Moyen Age.

Une fantaisie du docteur Ox : le roman de science fiction, la satire sociale

« L’homme qui meurt sans s’être jamais décidé à rien pendant sa vie, ajouta gravement van Tricasse, est bien près d’avoir atteint la perfection en ce monde ! » (Verne)

Verne, Une fantaisie du docteur Ox

Sapin, Une fantaisie du docteur Ox

M. Sapin, Une fantaisie du docteur Ox, p. 37

Planche 37 de la bande dessinée (M. Sapin, collection Fétiche, Gallimard Jeunesse) à comparer avec le chapitre XII du roman de Jules Verne (Folio Junior). Télécharger les planches et les exercices en PDF.

Le docteur Ox, archétype du savant fou dominateur et manipulateur est le créateur d’un gaz oxy-hydrique supposé pourvoir à l’éclairage de la ville de Quiquendone, mais qui en s’échappant rend les paisibles habitants de la bourgade de fort méchante humeur, jusqu’à les pousser à faire la guerre à leurs voisins. Mêlant satire sociale et imaginaire scientifique, le récit paru en 1874 permet une entrée ludique dans l’univers réflexif du roman d’anticipation. L’adaptation par Mathieu Sapin du court roman fantaisiste de Jules Verne se clôt par le procès en bonne et due forme du dessinateur lui-même. En effet, les personnages du récit lui reprochent d’avoir « coupé, tailladé, déformé » le texte original et le condamnent à être lapidé avec des fruits. Au-delà du clin d’oeil humoristique, force est de constater que l’album de M. Sapin prend beaucoup de libertés avec le roman : les épisodes ne sont pas tous relatés et quand ils le sont, ils ne le sont pas nécessairement dans l’ordre. L’apparence des personnages est modifiée, des scènes sont créées de toutes pièces et les dialogues sont bien souvent réinventés. Mais surtout, l’auteur ajoute un personnage supplémentaire, la très anachronique Arièle, nièce évadée du bourgmestre de Quiquendone et dont le rôle sera par exemple d’annoncer aux personnages la nouvelle du feu de la grange au chapitre III. Elle incarne en quelque sorte comme un passeur, un lecteur d’aujourd’hui qui jouerait avec les personnages de Verne, parodiant la parodie avec distance et curiosité. Comme si M. Sapin expérimentait à son tour avec l’expérience de Jules Verne.

Ajouts

On l’a vu, le principe de l’adaptation de M. Sapin est celle de la réactualisation ludique de l’œuvre de Verne par l’intervention du personnage d’Arièle, qui vient jouer les trouble fête dans la ville de Quiquendone… et du même coup dans le texte original. Tout le jeu consiste donc pour le dessinateur à incorporer savamment son personnage et son insolence, en lui donnant une fonction réelle mais sans qu’il perturbe totalement le cours de la narration. La planche 37 offre à ce titre un très bon exemple du procédé employé puisque dans une seule séquence on voit une scène originale (les vignettes 1 à 6, qui correspondent au court chapitre XII du roman) immédiatement suivie d’une scène recrée par M. Sapin, où Arièle tente de s’interposer dans le conflit entre voisins. L’association est d’abord équilibrée puisque les deux séquences font exactement la même longueur, parallélisme renforcé par l’équivalence approximative de la forme des cases et par l’unité de lieu (laboratoire en haut, rues de Quiquendone en bas) dans chacune des demi-planches.

Adjuvants et opposants

Mais le parallèle ne s’arrête pas là et l’inventivité formelle de l’album se fait jour à chaque planche. En effet, les deux séquences parallèles mettent en scène un conflit dans lequel un personnage tente d’en ramener un autre à la raison. Ainsi le préparateur d’Ox, Ygène (le calembour est déjà présent chez Verne et caractérise parfaitement le ton burlesque du roman), essaye de stopper l’expérience de son maître, bouleversé par la mort d’une fleur et par la perspective de celles de souris. Sa sensiblerie doit faire face à un mur d’indifférence et à la brutalité du savant fou (C6). De la même manière, Arièle doit affronter son oncle bourgmestre pour l’empêcher de déclarer la guerre à ses voisins dans les vignettes 7 à 12. Les bulles vertes et crénelées indiquent la virulence et l’hostilité des Quiquendoniens. On observe donc bien un redoublement du couple belliqueux/pacifique. Et l’étendue du désastre apparaît aussi bien dans la case 3 que dans les deux derniers strips.

Parallèlismes formels

Le parallélisme prend encore un degré supplémentaire si l’on compare les personnages présents dans chaque vignette. Si l’on fait passer un axe de symétrie au centre de la planche, on observe les équivalences suivantes : C4/C7 (un seul personnage), C5/C8 (deux personnages, on remarquera d’ailleurs la ressemblance entre Ygène et le bourgmestre Van Tricasse), C6/C9 (un puis deux personnages, mais le robinet est rappelé par le papillon), C1/C10 (trois personnages si l’on compte le corbeau d’Ox en C1), C2/C11 (deux puis trois personnages, mais la plante hors champ pourrait faire office de nouveau personnage, à égalité avec la fuite d’Arièle) et enfin C3/C12 (un seul personnage, l’identité des deux vignettes tenant aussi à la présence d’une plante allongée dans les deux cas et à l’air affolé des deux personnages). Mais afin d’éviter le caractère monotone d’une telle répétition, M. Sapin incorpore de menues variations : ajouts de personnages ou de bulles (les bandes 2 et 3 de la planche ont à chaque fois une bulle de différence dans chaque vignette).

Expérimentations ludiques, l’Oubapo

Ces procédés d’écriture ludique renvoient d’abord aux principes de l’Oubapo, et ce à deux titres : les jeux formels, le détournement d’un
modèle. L’Oubapo (Ouvroir de Bande dessinée Potentielle), créé en 1992, est à la bande dessinée ce que l’Oulipo de Raymond Queneau
et François Le Lionnais est à la littérature : un groupe d’auteurs qui se donnent des contraintes d’écriture. Georges Perec déclarait : « Au fond si je me donne des règles, c’est pour être totalement libre ». De ces contraintes formelles naissent des œuvres particulièrement originales. La planche 37 répondrait ainsi à la règle de l’itération c’est-à-dire la répétition d’un élément graphique (ici deux strips) avec de légères variations. Un cas plus poussé encore se trouve aux planches 8 et 9 du même album où la même vignette est répétée vingt-quatre fois.

Modèle

Pour s’exercer, ces contraintes prennent bien souvent appui sur des textes sources, qui laissent percevoir par comparaison la virtuosité de l’auteur. Il en est ainsi par exemple du poème « Nos Chats » de Perec, qui est une réécriture sans la lettre e – un lipogramme - du sonnet de Baudelaire, « Les chats ». L’habilité créatrice de M. Sapin s’exerce donc ici à partir d’un roman de Verne, que non seulement il adapte mais qu’il enrichit d’un personnage : à l’inverse du lipogramme où l’on retranche, on pourrait parler ici d’expansion graphique. Cet effet de parodie est à l’œuvre chez Verne lui-même, puisque son roman détourne non seulement les topos de ses propres romans d’anticipation, (son savant est grotesque, son voyage dérisoire et sa société ridicule), c’est-à-dire son propre terrain d’invention, mais aussi l’opéra, l’épopée et le roman de mœurs.

Libertés

Au fond, le procès en réécriture que fait mine de s’intenter M. Sapin n’est pas vraiment légitime. Les libertés qu’il prend en ajoutant un personnage ou en aménageant la structure du récit de Verne sont finalement à l’image de la liberté dont use le romancier lui-même à l’égard des modèles culturels et littéraires qu’il moque. Et l’humour, qui joue sur les décalages entre une Arièle moderne et les personnages du conte philosophique de Verne, est finalement ce qui réunit les deux textes. En ce sens, M. Sapin et Jules Verne se retrouvent pour expérimenter, manipuler et mélanger (les anachronismes d’Arièle –portable, jeux électroniques - répondent aux inventions d’Ox-Verne) pour le plus grand plaisir du lecteur.

Prolongement

Écouter Le Docteur Ox, l’opéra-bouffe que Jacques Offenbach a tiré en 1877 du roman de Jules Verne, par exemple dans la mise en scène de la compagnie « Les Brigands », disponible en DVD.

Adaptation: Les bêtises du petit Nicolas

Choisir une œuvre partiellement illustrée comme point de départ à des activités sur la bande dessinée peut être un appui non négligeable. Les dessins de Sempé serviront de modèle.

Choix du texte

La première étape consiste à choisir la séquence en fonction des difficultés de la réalisation : une salle de classe est plus facile à dessiner qu’une fête foraine, mais on peut aussi s’aider de photos pour faire des montages. On prendra par exemple la nouvelle « On me garde », dans la mesure où elle offre des possibilités graphiques intéressantes (espaces, relations entre personnages, sentiments).

Découpage

Sempé / Goscinny, Les bêtises du Petit Nicolas

Répartir l’ensemble du texte sur les planches de la bande dessinée est conditionné par le sens du texte. En partant d’un même nombre de vignettes pour chaque planche, on simplifie l’exercice. Mais on se limite dans l’expression : le jeu sur les formats de cases, les débordements et autres effets graphiques peuvent être fort riches. Le texte comporte 16 séquences (annonce du départ des parents – entrée en scène de la garde – consignes – départ des parents – prise de contact avec Nicolas – la géographie – jeux – départ pour le lit – le verre d’eau – une histoire – téléphone et éveil – négociations et gâteau – cauchemars et angoisses de Mademoiselle – une histoire et la garde s’endort – retour des parents – la garde se fait disputer ce qui empêche Nicolas de dormir) pour huit pages que l’on peut choisir d’étendre en les ralentissant ou au contraire de les accélérer par des ellipses. La planche et les vignettes : que montrer ?

Une fois réparties en planches, les séquences du texte doivent encore être subdivisées en vignettes. Les images choisies le seront en fonction du sens du texte, de l’intérêt de ce que l’on représente par rapport à la conduite du récit. Chacune des vignettes sera donc esquissée tout d’abord, afin de s’assurer que l’angle de vue est le bon (du point de vue d’un personnage, d’un narrateur omniscient ?), que le choix du décor convient, que la place du personnage fait sens. Ainsi on peut choisir de modifier les points de vue tout au long du texte, alternant celui de la garde qui écoute les consignes (parents de face) avec des plongées sur Nicolas. Le point de vue dominant restera en principe celui du petit garçon, dans la mesure où il est le narrateur. Mais là encore la liberté de se réapproprier le texte est totale.

Les voix, les points de vue. Les bulles

À chaque vignette correspond généralement un élément textuel. Là encore, on peut choisir de le restituer dans son intégralité ou d’y apporter, en fonction de leur pertinence, des coupes ou des modifications. Mais ces éléments textuels peuvent apparaître ailleurs, en particulier dans un texte à la première personne : des cadres, généralement dans la partie supérieure de la vignette, peuvent contenir les pensées ou les commentaires d’un personnage narrateur. On peut enfin employer des sons, traduits par des onomatopées hors bulles. On prendra soin de jouer sur les typographies pour créer des effets de sens : montée ou descente du volume ou du ton de la voix par exemple.

Le comique

La visée première du texte de Goscinny et Sempé est de faire rire le lecteur et de l’amuser. Les choix graphiques doivent épouser ce ton. On pourra ainsi se demander comment mettre en image un gag (garde arrosée par le robinet, terreur au récit des cauchemars de Nicolas, retour des parents qui retrouvent la baby-sitter endormie), et notamment s’il faut montrer l’événement ou le suggérer par son résultat sur les personnages (blouse trempée, visage effrayé ou colère des deux parents).

L’adaptation d’un texte en bande dessinée est une façon pour les élèves d’identifier et de pratiquer des procédés d’écriture, de réfléchir à leur dosage et à leurs effets. La réécriture par l’image, exercice de reformulation et de réappropriation, est à la fois stimulant et enrichissant.